nicolas-lozzi

Le succès d’une œuvre

“Si ça a du succès… c’est suspect.”

Les arts narratifs sont autant un commerce qu’un moyen d’expression. La notion de “succès” suscite des débats et provoque des incompréhensions. C’est quoi le succès ? Quand peut-on parler de succès ou au contraire d’insuccès (bide, fiasco, échec, four, etc.) ? Comment l’évaluer, et quelle importance a-t-il dans notre appréciation des œuvres ?

 

L’idée de cette note m’est venue lors d’une conversation au sujet de Titanic, le film de James Cameron. Aussi bizarre que ça puisse paraître, 20 ans après sa sortie, Titanic continue certes d’être adoré par une grande partie du public, mais aussi à susciter moquerie, raillerie, voire franche détestation de la part d’une minorité. La conversation qui m’a interloquée au sujet de ce film (que j’adore) s’est déroulée avec une personne intelligente et cultivée, professionnelle du milieu artistique. Il était question des “classiques du cinéma”, et je mentionnai le chef d’œuvre de Cameron ; elle arbora dès lors une moue de… dégoût. 

« Tu n’aimes pas Titanic ? Mais pourquoi ? », demandai-je ébaubi. Réponse : « Ben quoi ? Titanic ? Cette histoire d’amour à deux balles qui a remporté toutes les récompenses et un succès commercial mondial ? » J’ai donc tiré plusieurs informations de cet échange : 1) pour certaines personnes, les romances c’est nul par principe (et vlan ! la moitié des fictions de l’histoire balayées d’un revers de la main !) ; 2) gagner des récompenses c’est suspect ; 3) être mondialement célèbre c’est commercial. Ma lecture personnelle, c’est qu’il y a derrière ce genre d’attitude une forme, sans doute inconsciente, de mépris de classe ou d’élitisme culturel. Voici donc plusieurs points sur ce que je pense avoir compris du « succès » des œuvres de fiction :

  1. Évaluer le succès d’une œuvre, ce n’est pas évident. On peut s’aider d’un certain nombre d’indicateurs : au-delà de la quantité d’argent qu’a rapportée sa diffusion, l’œuvre est-elle rentable ? Sur son premier temps d’exploitation, rapporte-t-elle plus que ce qu’elle a coûté ? Continue-t-elle d’avoir du succès sur le long terme ? Les romans de Kafka par exemple, n’ont jamais eu de succès de son vivant (ils furent en grande partie inachevés et publiés à titre posthume). Quelques décennies après son décès, il s’en vend par dizaines de milliers tous les ans.
  2. Il y a plusieurs formes de succès. Le succès commercial est bien sûr le plus pratique à évaluer, car il est dénombrable, mais il y a aussi le succès symbolique ou intellectuel : l’œuvre devient-elle une référence dans son domaine ? Est-elle citée en exemple pour illustrer un genre, une manière, une esthétique ? La Classe américaine par exemple n’a jamais connu d’exploitation commerciale, c’est un film qui a été diffusé une seule fois sur Canal + dans le cadre d’une opération ponctuelle. Il a pourtant eu un succès symbolique immense, a connu une diffusion alternative considérable, et aujourd’hui c’est un pilier de la culture populaire française dont on retrouve des références par brassées dans une quantité d’autres œuvres.
  3. On peut évaluer le succès proportionnellement aux attentes. Toutes les œuvres ne sont pas conçues pour le même niveau de diffusion. Exemple classique : il était imprévisible le premier Harry Potter connaisse un succès aussi fulgurant. Par contre, il était beaucoup plus évident que les épisodes plus tardifs allaient devoir conserver un niveau d’exploitation très élevé suite au succès du premier. Mais un film ou un livre peuvent aussi avoir engrangé des kilotonnes de pognon et se révéler être des succès médiocres, car il a tout juste passé leur seuil de rentabilité : un film, mais aussi par exemple un jeu vidéo, ça coûte cher, et pour amortir les frais on a besoin d’un succès probant à la diffusion très large. A l’inverse, on peut parler d’immenses succès à de toutes petites échelles : ainsi je me souviens que La Horde du contrevent, roman d’Alain Damasio dont la première diffusion avait été anecdotique, avait fini en carton lorsqu’il fut réédité chez La Volte. Ce carton représenta quelques dizaines de milliers d’exemplaires. C’est plutôt modeste pour un livre en France (un prix Goncourt, ça se vend autour de 300 000 exemplaires, un nouveau Astérix c’est 1 000 000 d’exemplaires). Par contre, proportionnellement à ses caractéristiques (premier roman, première publication de l’éditeur, roman de science-fiction, écriture expérimentale…) c’était un succès colossal et presque unique en son genre.
  4. Le succès ne dit pas grand chose de la qualité d’une œuvre. Certaines œuvres qui ont du succès sont médiocres. Certaines œuvres qui ont peu de succès sont excellentes. Évaluer cela, c’est le travail du critique. Il ne faut jamais perdre de vue que le succès est un phénomène multifactoriel, et la qualité de l’œuvre est un des facteurs, mais pas forcément le plus significatif : les conjonctures et les conditions de diffusion de l’œuvre jouent énormément, à commencer, bien sûr, par la force de frappe commerciale du marketing et de la communication.
  5. Toutefois, le succès est un indice parmi d’autres. Le point précédent ne signifie pas que le succès d’une œuvre est une information nulle et sans intérêt. Il faut simplement la prendre avec des pincettes, et ne pas réduire la critique d’une œuvre au fait qu’elle ait eu du succès ou non. Je postule souvent que certains classiques ayant eu un grand succès pourraient être réévalués le plus objectivement possible, et on se rendrait compte qu’ils ne sont pas si extraordinaires que ça, et que leur succès était plus conjoncturel qu’autre chose (mon exemple préféré : le Scarface de De Palma). De la même manière, il arrive parfois que l’on exhume des œuvres dont on se rend compte du caractère visionnaire longtemps après une première diffusion restée discrète ou moins en phase avec son époque (je remets ici mon exemple de Kafka).
  6. Conclusion : le succès ou l’insuccès d’une œuvre ne devient significatif qu’une fois qu’on a pris les précautions d’observation nécessaires. Pour cela, il faut traverser tous les points susmentionnés : une fois qu’on pense avoir bien évalué le succès de l’œuvre (1), en prenant en compte les différentes formes possibles du succès (2) et la proportionnalité du succès par rapport aux conditions de départ (3), une fois qu’on est conscient que ce succès ne dit pas « tout » de l’œuvre (4), on pourra s’en servir d’indice tendanciel (5) pour évaluer l’importance de l’œuvre dans l’histoire de l’art narratif qui lui correspond.
 
 

Et je peux reprendre mon fil : bouder Titanic sous prétexte qu’il a eu du succès, c’est une grave erreur de raisonnement. Titanic est un incontestable succès, et même davantage, un des plus grands ou le plus grand succès de l’histoire du cinéma, à tous les niveaux (commercial, symbolique, critique), et ce alors que rien ne laissait présumer d’un tel niveau de succès. On est en présence d’un objet filmique dont le succès a été imprévisible et a dépassé toutes les attentes pour devenir une référence mondiale incontestable, au niveau de notoriété rarement atteint. On l’a donc bien dit : le succès d’une œuvre ne dit pas grand chose de sa qualité, mais avec un tel niveau de succès, il faudrait être dans le déni total pour ne pas admettre que l’œuvre a « quelque chose ». Mon interprétation personnelle, c’est que ce genre d’œuvres aux succès colossaux et inattendus, qui dépassent le prévisionnel et s’installent dans le paysage comme des références, parfois mondialement connues, ne peuvent pas ne pas être des chefs d’œuvre : elles sont simplement des œuvres qui réalisent la combinaison rare de l’accessibilité maximale associée un degré de sophistication très élevé.