nicolas-lozzi

La Grande Chaîne des Métiers du Livre
Partie II - L'édition

J’ai écrit ici-même un article sur le métier d’écrivain après avoir constaté que cette activité professionnelle nourrissait beaucoup de fantasmes et demeurait globalement mal comprise. Mais je me rends compte, au fil de conversations dans la, vraie vie ou sur les réseaux, que ce sont les métiers du livre (MDL) dans leur ensemble qui sont mal connus et/ou mal compris.

Il se trouve que mon parcours devrait me permettre d’informer, peut-être pas parfaitement mais en tout cas à grands traits, sur toute cette Grande Chaîne du Livre. Comme j’ai balayé un spectre assez large de ces métiers (éditeur, maquettiste PAO, directeur de revue, auteur, libraire, bibliothécaire, prof en MDL), j’en ai une idée à la fois spécifique et générale qui peut, ma foi, ne pas être inutile. Ce que je vais écrire ne cherche pas à être parfait ni exhaustif, ce sera basé sur mon expérience et mes connaissances. Que les pros n’hésitent pas à me corriger.

Considérons donc que l’article sur comment devenir écrivain est la base, l’étape préliminaire du processus, et que vous en avez pris connaissance : un manuscrit a été produit, je suis éditeur et ça m’intéresse de le publier. Comment ça se passe ?


1/ Comment savoir si je suis éditeur/ice ?

… ou la question du rôle et du métier. Y répondre ne me semble pas si compliqué : une maison d’édition a pour fonction d’assurer une diffusion maximale aux contenus (textes, mais pas seulement) qui lui sont confiés par des créateurs (écrivain/es, mais pas seulement : dessinateur/ices BD, essayistes, vulgarisateurs/ices ; et on parle aussi d’édition dans d’autres branches, comme le jeu vidéo). Une fois qu’on a dit ça, l’explication ne fait que commencer. Car il y a plein de sous-rôles, plein de métiers, plein de configurations possibles, qu’on range sous le terme un peu générique de « édition ». Les personnes en charge de la lecture des manuscrits ne sont en fait pas si nombreuses. Donc avant de parler du manuscrit proprement dit, il faut passer en revue les principales situations possibles (elles sont volontairement synthétiques et caricaturales) :

  1. Je travaille dans une énorme maison d’édition généraliste (Hachette, Gallimard, Flammarion…). J’ai fait des grosses études qui tachent, généralistes (Science Po, HEC…) ou spécialisées (Master métiers de l’édition), des tonnes de stages et je me suis sans doute fait exploiter dans les grandes largeurs. Puis un jour je suis devenu/e éditeur/rice « junior » : mes chefs me confient des projets, ou j’en propose en réunion, et je coordonne les différents acteurs qui permettent d’aboutir à la commercialisation de ces projets : l’auteur/ice bien sûr, mais aussi illustrateur/ice, correcteur/ice, imprimeur, diffuseur, distributeur (je reviendrai sur tout ça plus tard), sans oublier les services administratifs et financiers qui établissent les contrats et rémunèrent ces acteurs. Je m’occupe aussi du planning de publications, de la communication, du relationnel. Je suis un petit rouage dans une très grosse machine (plusieurs centaines de personnes), et je m’occupe d’un segment bien spécifique, du moins pendant quelques années (régulièrement je change). Cela peut être un segment de littérature, de droit, de vie pratique, de jeunesse, ou que sais-je encore. Souvent je travaille en fait pour une filiale, une collection, un label de cet énorme éditeur, voire même pour une maison d’édition qui lui appartient et est pilotée par lui. Le degré d’autonomie est variable.
  2. Je travaille pour une maison d’édition indépendante spécialisée de taille modeste (Le Tripode, Allia…). En général j’ai fait des études en IUT Métiers du Livre ou autre diplôme technique à Bac+3, ou encore des études de lettres (khâgne, fac de lettres, etc.). Nous sommes une équipe entre 3 et 10 personnes, avec une politique éditoriale bien définie : littérature contemporaine avec un goût pour le nature writing (Gallmeister), bandes dessinées exigeantes traduites du japonais (Le Lézard noir), sciences humaines et sociales engagées (La Fabrique)… On se répartit les taches en fonction de nos compétences et spécialités entre les aspects littéraires, administratifs, techniques (mise en page/PAO), gestion/comptabilité, commerce et communication. Souvent, le/la fondateur/trice de la maison a un regard complet sur le fonctionnement et le dernier mot dans la prise de décision artistique et intellectuelle.
  3. Comme j’ai une expertise sur un segment bien précis et/ou de l’expérience dans le monde du livre, j’ai fondé une petite maison d’édition très spécialisée, et j’assume quasiment seul/e l’ensemble des taches. Pour ne pas mourir jeune, j’externalise un certain nombre d’entre elles : la comptabilité, la correction, la traduction, la mise en page (etc.) peuvent ne pas être ma tasse de thé et je peux en déléguer une partie à des partenaires, des associés, des prestataires extérieurs ou… des ami/es bénévoles et bienveillant/es. Mais quoi qu’il en soit, j’engloutis à peu près ma vie dans ce projet, j’y passe mes soirées et mes week-ends. Si je publie moins de 3 à 5 ouvrages par an ou si mon entreprise n’a pas de diffuseur/distributeur à l’échelle nationale (ou les deux) on peut même me considérer comme un micro-éditeur : je suis dépendant des événements (salons, festivals…) ou des ventes sur le net pour dégager un semblant d’activité commerciale.

Vous aurez noté que, parfois (souvent ?) ce n’est pas l’auteur/ice qui est à l’initiative du projet de publication, mais bien l’éditeur lui-même. C’est pourquoi je suis un peu chiffonné chaque fois que je lis que « sans l’auteur, il n’y a rien ». Je pense que c’est beaucoup plus vrai pour l’éditeur : « sans l’éditeur, il n’y a (vraiment) rien. » Mais quelle que soit la situation, il va se passer à peu près la même chose une fois que la décision de publier ce manuscrit aura été prise (par moi ou par mes chefs).

(je passe outre le travail sur les contrats, j’ai déjà tout expliqué en long en large en travers dans l’article sur comment devenir écrivain)


2/ Je fais quoi de ce manuscrit ?

Avant toute chose, je le retravaille avec l’auteur/ice. Je vais répéter ce que j’ai déjà dit dans l’article précédent mais : aucun manuscrit n’arrive parfait sur le disque dur d’un éditeur. Aucun. Il y a nécessairement du boulot pour parvenir à un texte « propre », débarrassé de ses scories. On est donc face à ce texte, la plupart du temps au format .docx ou .pdf qu’on lit à l’écran ou qu’on imprime (chacun sa préférence). On peut distinguer plusieurs « balayages » à effectuer tout au long de la correction du manuscrit, que l’éditeur peut faire en même temps ou successivement :

  1. La correction ortho-typographique : fautes de frappe, d’orthographe, de syntaxe, d’accords : je ne vous fais pas un dessin c’est purement technique. Mais il y a une galaxie dont l’existence vous échappe sans doute : celle des conventions typographiques. Ouvrez un Code typo un jour pour rigoler vous allez tomber des nues. Saviez-vous qu’on ne place pas des majuscules n’importe où dans les noms de titre ? Qu’on utilise différents types de guillemets dans des circonstances bien précises ? Qu’il existe plusieurs types d’espaces dont au moins 5 sont utilisés couramment dans un texte (insécable, fine, demi-cadratin, quart-de-cadratin…) ? L’éditeur, lui, doit passer tout ça au laser (je sais reconnaître la différence entre une espace fine et demi-cadratin à l’œil nu, tu peux pas test). Bien entendu, des oublis peuvent passer à travers les mailles. Il existe heureusement des aides logicielles. Le métier de correcteur/ice existe aussi, mais malheureusement y recourir se raréfie (on parlera des coûts de production plus loin).
  2. La relecture : l’idée ici est davantage d’être attentif au fond. Est-ce qu’il n’y a pas des incohérences dans les lieux, les dates, les noms des personnages ? Est-ce que des informations données en début de texte n’entrent pas en contradiction avec d’autres données plus tard ? Est-ce que tel mot de vocabulaire employé est pertinent à cette époque, à cet endroit ? (je vous donne un exemple : un jour je relisais le manuscrit d’une autrice qui décrivait le couvre-chef d’un personnage comme « une coiffe indienne » alors qu’on était dans un monde de fantasy – dans lequel les Indiens n’existent pas, par définition ; voilà un exemple d’incohérence à éviter). Si c’est un ouvrage scientifique, documentaire, universitaire, c’est encore plus important : il faut vérifier la pertinence des informations, leur scientificité, etc.
  3. La réécriture : De manière générale, avons-nous un texte sans erreurs, compréhensible, équilibré et fluide ? Chaque éditeur aura sa propre idée du style ou de la fluidité et souhaitera intervenir plus ou moins profondément dans le type d’écriture de l’auteur/ice. Mais il aura forcément quelques petites choses à dire sur l’expression écrite, les lourdeurs, les répétitions. Parfois même sur des paragraphes entiers, la place d’un chapitre, voire la structure globale du texte (est-ce trop long/trop court, trop dense/pas assez, etc.). Je suis soulagé de constater que, de nos jours, un consensus semble se dégager sur le fait qu’un texte se doit d’être fluide en toutes circonstances et que les styles ampoulés n’ont plus lieu d’être.

L’éditeur/ice peut corriger sur écran ou sur papier, mais à la fin ça va donner un manuscrit fortement annoté avec du rouge partout et/ou des commentaires sur le pdf ou le doc texte, et ça fait partie du boulot de l’auteur/ice d’intégrer toutes ces corrections, de les discuter éventuellement, puis de renvoyer pour une nouvelle vérification. Il n’est pas rare qu’il y ait 2 ou 3 allers-retours de correction ou davantage. A la fin, on doit obtenir un manuscrit propre, un fichier texte qui ne bougera quasiment plus.


3/ Comment je transforme le manuscrit en fichier prêt à être imprimé ?

Mais on est encore loin de tenir un contenu de livre imprimable. Voici venue l’étape merveilleuse de la PAO, ou Publication Assistée par Ordinateur. Si on veut simplifier le processus, ça se fait en quatre temps :

  1. La maquette : avant même d’importer le texte relu et corrigé dans mon logiciel de PAO (je me sers d’InDesign mais il en existe d’autres), je dois définir une maquette. C’est l’aspect général que je veux donner aux pages de mon livre : il s’agit pour l’essentiel de définir des « blocs » qui occupent l’espace blanc de la page (mon patron et mentor quand je bossais en PAO me disait souvent que « mettre en page, c’est organiser du blanc »). Ces blocs vont contenir le texte, mais aussi les en-tête et pieds de page (les lignes tout en haut et tout en bas), le numéro de page, pourquoi pas des images ou des illustrations. J’en profite pour réfléchir à la police de caractère que je veux utiliser, sa taille (son « corps ») et d’autres considérations, notamment la taille des marges de grand fond et petit fond, de tête et de pied (les espaces à droite, à gauche, en haut et en bas). Il existe des milliers de polices de caractère, chacune est adaptée à différents types d’usages (lecture romanesque, documentaire, pratique…). L’objectif général de la maquette est le même que celui de la relecture du manuscrit : obtenir un ouvrage fluide et élégant, qui se lit aisément, avec un aspect adapté au contenu.
  2. La mise en page : J’importe le texte dans ma maquette, et je le calibre pour qu’il colle aux pages de mon livre. Je définis des styles de paragraphes et des styles de caractères pour rentabiliser chaque clic (croyez-moi si vous êtes amené/e à faire de la mise en page un jour : il faut absolument rentabiliser vos circuits de clics si vous ne voulez pas péter un câble). On va maintenant « étaler » le texte tout au long de la maquette pré-établie. C’est un travail long et fastidieux, pendant lequel on va encore repérer plein de conneries à corriger. Ceci dit, si vous êtes rodé/e et organisé/e, mettre en page un roman standard peut ne vous prendre qu’une petite journée de boulot. C’est infiniment plus chronophage de travailler sur un livre pratique ou documentaire avec plein d’illustrations (personnellement je bossais surtout sur des manuels scolaires, et il n’existe RIEN de plus complexe que ça, donc mettre en page un roman à côté c’est une promenade de santé).
  3. Le nettoyage : Que j’appelle comme ça faute de mieux. Il s’agit de repasser sur l’ensemble du document pour traquer une nouvelle fois les problèmes : lignes veuves et orphelines (on ne laisse pas une ligne isolée en haut ou en bas d’une page), décalages, couleurs parasites (ah oui selon que vous imprimez en mono ou en quadrichromie, il y a tout l’aspect colorimétrie à gérer, mais on va pas entrer dans le détail c’est un bordel), bref il y a encore plein de trucs vérifier. Puis générer un PDF à partir de ça, c’est à dire une « photo » de votre manuscrit page à page. Ce qu’on envoie à un imprimeur est toujours un fichier PDF. Il doit être paramétré d’une certaine façon, avec un niveau de détail maximal (surtout pour la couleur).
  4. La couverture : que l’on fasse appel à un/e illustrateur/trice ou à une banque d’images il faut « habiller » la liasse de feuilles qu’est pour l’instant votre manuscrit avec une jolie couverture. Tous les éditeurs s’accordent à dire que la couverture est un élément primordial de la vente en librairie, probablement jusqu’à 50 % des intentions d’achat. C’est donc évidemment un élément qu’il faut bichonner (matière, épaisseur, couleurs, police, illustration…). On va également rédiger le texte en 4e de couverture, ça aussi c’est très important.

En général, on va imprimer la totalité du manuscrit sur des A3, relire encore une fois (ça ne fait jamais que la 53e), intégrer les corrections, et enfin envoyer le PDF à l’imprimeur. Souvent, il repère des trucs techniques ou informatiques qui ne vont pas (c’est aussi son métier) et nous le renvoie pour le modifier. Au bout d’un moment, on va finir par enfin obtenir le PDF final, celui qu’on va nommer fièrement le « BAT » (pour « Bon à Tirer ») (en vrai le nom du fichier c’est plutôt un truc du genre « V17Manuscrit25072022-BAT/nondef »)


3.5/ Comment c’est imprimé ?

Alors là j’y vais prudemment parce que c’est pas ma spécialité et j’ai jamais travaillé chez un imprimeur. Je peux toutefois distinguer trois grand types d’imprimeurs qui utilisent chacun une technologie différente :

  1. Offset : Le texte est gravé sur des grandes plaques de métal, généralement par ensembles de 16 pages (me demandez pas pourquoi, c’est compliqué et lié au pliage du papier ensuite). Ces plaques sont fixées sur des énormes rotatives badigeonnées d’encre, qui entraînent le papier en l’imprimant. De grosses liasses ressortent de l’autre côté et sont pliées en 8 pour donner des « cahiers » de 16 pages qui sont assemblés.
  2. Numérique : Là c’est plus simple c’est comme sur une imprimante laser de salon mais en très gros. Le calage est moins précis, l’impression moins nette, mais c’est moins cher et plus rapide. Je pense que l’offset reste majoritaire mais que le numérique se taille une part de marché grandissante à cause du rognage sur les coûts toujours plus important dans l’édition.
  3. Au plomb : C’est la méthode traditionnelle, « pré-industrielle » pourrait-on dire. Elle est réalisée sur une presse avec des caractères mobiles et donne une impression très « artisanale » : on sent le creux de l’impression des caractères sous ses doigts, le travail de précision, etc. C’est encore utilisé pour des ouvrages un peu prestigieux qui se veulent précieux, limités ou collector. En vrai je ne sais pas trop ce que ça apporte mais je ne me prononce pas.

Dans tous les cas, les liasses imprimées obtenues sont pliées et collées en « cahiers », souvent de 16 pages, puis tranchées avec précision par un massicot afin d’obtenir le « pavé » qui constitue le corps de texte. Au passage, notez d’ailleurs que ce que le grand public appelle improprement la « tranche » d’un livre (la partie de la couverture où se rejoignent la 1 et la 4 de couv) n’est en fait pas du tout la tranche (mais le « dos »). La tranche, c’est ce qui a été tranché, soit les trois côtés en papier brut du pavé qui, précisément, ne sont pas le dos. Le dos de la couverture est aussi l’axe de jointure des cahiers qui composent le livre, qui sont collés à la fois entre eux et sur l’intérieur du dos, en général avec une colle de merde qui explique pourquoi vos livres partent en lambeaux au bout de 3 semaines d’utilisation. Parce que vous comprenez, « rogner les coûts » et tout ça.*

*Je m’y connais pas assez dans la partie fabrication pour en parler avec précision, mais je sais bien que plein de paramètres entrent en compte pour expliquer ces dysfonctionnements, en ce moment notamment avec le prix du papier qui perturbe toute la chaîne et occasionne des surcoûts. Mais quand même hein, merde, la qualité de fabrication des ouvrages est souvent faible, on va pas se mentir.


4/ Mais au fait, j’en tire combien d’exemplaires ?

La question du tirage est centrale dans un projet de publication. C’est un dosage subtil à trouver. On pourrait se dire que je n’ai qu’à tirer des centaines de milliers d’exemplaires du livre que je viens d’éditer et de noyer toutes les librairies de France pour créer un buzz général. Mais c’est méconnaître que :

  • Il faut avancer les frais d’impression, au moins partiellement. Si je fais tirer beaucoup d’exemplaires, j’en vendrai peut-être plus, mais en attendant ça me coûte plus cher et je fais de l’avance de trésorerie.
  • Si mon livre fait un four, je vais me retrouver avec des milliers d’exemplaires retournés (oui les libraires ont le droit de vous retourner les invendus, on verra ça dans la partie III/ La Librairie) qui deviendront un poids mort commercial. C’est un assez bon moyen de faire faillite.
  • Je ne suis pas seul à décider du tirage : mon diffuseur/distributeur (voir plus loin) a son mot à dire. Le tirage se négocie avec lui, car en définitive c’est lui qui va stocker les ouvrages, les approvisionner et les placer dans les points de vente. S’il trouve mon chiffre de tirage déraisonnable, il ne se gênera pas pour me le dire.

Il faut donc garder en tête que ça ne sert à rien de forcer un tirage, mais qu’un tirage trop faible peut occasionner des ventes ratées : si mon livre est demandé par des clients en librairie et qu’il est en rupture de stock parce que le tirage initial était trop faible, il ne faut pas s’imaginer que les clients vont patienter gentiment pendant plusieurs semaines que le livre soit disponible. Ils vont passer à autre chose, et reporter leur intention d’achats sur d’autres ouvrages (c’est pas comme s’il n’y avait pas de choix).

Je modère légèrement ce que j’ai dit ci-dessus : ça arrive régulièrement d’effectuer un retirage suite à un succès inattendu ou un tirage initial trop prudent. Il faut juste garder en tête qu’une réimpression réclame un certain délai. Pour vous donner une idée, voici des ordres de grandeur (trèèèès approximatifs) de ce que représentent des ventes en France en nombre d’exemplaires :

    • 500 exemplaires : tirage de petit ou micro-éditeur ou plantage d’un plus gros

    • 2000 exemplaires : ouvrage standard de petit éditeur qui rentre dans ses frais

    • 10 000 exemplaires : gros best seller d’un petit éditeur ou projet réussi d’un indé

    • 50 000 exemplaires : inaccessible pour la petite édition sauf miracle, best seller d’un indé

    • 100 000 exemplaires : vente standard pour les gros auteurs très connus ; immense réussite pour n’importe qui d’autre (fait le buzz dans l’actualité ? a reçu un prix ?)

    • 300 000 exemplaires : prix Goncourt ; nouveau tome d’une grosse série BD (Thorgal, Blake & Mortimer…)

    • 1 000 000 exemplaires : Astérix
 


5/ C’est qui ce « diffuseur-distributeur » ?

C’est sans doute l’acteur du livre le moins connu et pourtant un des plus centraux dans le fonctionnement de la Grande Chaîne. Ces structures sont généralement divisées en deux entités :

    • Le distributeur gère le stockage, la gestion et l’approvisionnement des exemplaires aux libraires. C’est une entité logistique qui travaille directement avec les transporteurs (les gros camions qui approvisionnent les points de vente en livres tous les matins, comme dans tout commerce). Elle s’occupe aussi de récupérer les retours et de toute la partie facturation/commandes.

    • Le diffuseur gère la commercialisation des ouvrages auprès des libraires. Pour cela, il utilise en générale une flotte de commerciaux, les représentants, qui font le tour des libraires de leur secteur (secteurs qui peuvent représenter plusieurs départements par représentant) pour leur présenter les nouveautés à paraître (en général à J+3 mois) chez le panel d’éditeurs qu’il représente. Le diffuseur assure aussi la production de toute une communication à destination des libraires : plaquettes de présentation, supports visuels, goodies, services de presse… l’idée est de donner envie aux libraires de commander des quantités importantes des ouvrages qui paraîtront chez les éditeurs diffusés.

Comprenez bien qu’une structure de diffusion-distribution ne représente pas un seul éditeur mais tout un panel (parfois plusieurs dizaines). Pour un éditeur, être diffusé-distribué par telle ou telle structure est un choix décisif de croissance et de développement. Chez un énorme diff-dist, si je suis un éditeur modeste mes nouveautés risquent d’être noyées dans la masse des ouvrages défendus par les commerciaux. Par contre un tout petit diff-dist n’a pas forcément le même pouvoir de persuasion pour convaincre les libraires de s’intéresser à ma production. C’est très délicat et il existe toutes sortes de structures, des plus gigantesques (Hachette a bien sûr sa propre structure de diffusion-distribution) aux plus modestes (Makassar représente essentiellement des éditeurs de BD indépendants ou expérimentaux), sans oublier l’entre-deux (Harmonia Mundi par exemple).

On comprend mieux pourquoi le diff-dist est un interlocuteur permanent pour une maison d’édition : une grande partie de son activité dépend tout simplement de sa bonne coopération avec ces structures. Si je veux que le manuscrit devenu un livre imprimé fonctionne, ou au moins rentre dans ses frais, il faut donc que je trouve le tirage adéquat, que mon distributeur réceptionne bien les quantités livrées par l’imprimeur et se tienne prêt à les livrer à son tour, et en parallèle je dois fournir à mon diffuseur toutes les infos et tous les supports publicitaires nécessaires pour qu’il défende bien mon livre auprès des libraires.


6/ Je mets quoi comme prix à mon livre ?

En France le prix du livre est fixé par l’éditeur et « unique » – c’est-à-dire qu’il ne peut pas être modifié par le libraire, sauf dans des circonstances bien particulières (si vous voulez tout savoir au bout de 2 ans de parution et de 6 mois dans le fond le libraire a la possibilité de solder). C’est un élément essentiel pour calculer le seuil de rentabilité du livre.

Le seuil de rentabilité, c’est le nombre minimal d’exemplaires vendus à partir duquel la vente de l’ouvrage commence à me rapporter de l’argent, ou au moins à ne pas m’en coûter. Il faut comprendre que le prix du livre est comme un gâteau dans lequel chacun des acteurs vient récupérer sa part qui lui permet à la fois de fonctionner et de se dégager une petite marge, ce qui est bien normal. Le proportion de ces parts ressemble à peu près à ça, en moyenne et à la grosse louche :

    • 5,5 % de TVA (tous les livres, c’est-à-dire les code-barres qui commencent en 9782 en France, ont une TVA à 5,5).

    • 5 % pour l’auteur (je vous renvoie à ceci)

    • 35 % pour le libraire

    • 20 % pour le diffuseur/distributeur

    • 15 % pour l’imprimeur

Il reste environ 20 %, avec lesquels l’éditeur est censé financer son équipe (rémunération), son matériel, ses charges (locaux, électricité…), ses frais divers, ET les avances de trésorerie des prochains projets. Ne vous lancez pas dans l’édition pour faire de l’argent facile. Et par pitié, arrêtons les guéguerres entre acteurs de la Grande Chaîne : personne ne se gave de fric dans les Métiers du Livre, à l’exception des directions de grands groupes d’édition.

Il y a donc tout un équilibre à trouver pour harmoniser les frais incompressibles de production d’une œuvre, les droits d’auteur, le prix de vente et le seuil de rentabilité. Si j’augmente le prix, je baisse le seuil de rentabilité, mais je risque de décourager davantage de clients. C’est un exercice périlleux et jamais une science exacte : il y a régulièrement des loupés, dans un sens comme dans l’autre, parce que c’est difficile de tout anticiper. Le succès, ou l’insuccès, sont en grande partie imprévisibles.


7/ Je fais quoi maintenant ?

Et voilà, le livre est sorti. J’ai choisi son prix en déterminant son seuil de rentabilité, j’ai affiné un tirage précis, fourni à mon diffuseur tous les éléments pour le défendre au mieux, et les exemplaires ont été acheminés dans les hangars de mon distributeur. Je n’ai plus qu’à attendre la sanction, c’est à dire les commandes des libraires. Vont-ils croire en ce projet, et en commander un grand nombre d’exemplaires ? Ou seulement quelques-uns pour voir comment ça se comporte ? Ou rien du tout ? Et aussi quels types de libraires vont faire quel pari avec cet ouvrage ? Ce sont eux, en définitive, qui vont mettre mon livre au contact de son public potentiel, faire du bon travail avec eux demeure donc essentiel.

A 50 000 nouveautés par an (sans compter les réimpressions sinon ça double) et avec un tissu éditorial aussi exceptionnel qu’en France, l’environnement est fortement concurrentiel. Les chances de sortir du lot ne sont pas nombreuses. C’est pourquoi les éditeurs qui s’en sortent affichent un très haut niveau de professionnalisme, quelle que soit la taille de leur structure. Je ne dis pas que tout est tout le temps parfait : il y aurait plein de choses à dire (voir point suivant) !

Il convient aussi de gérer la promotion et la défense de mon ouvrage : réseaux sociaux, salons, festivals, rencontres d’auteurs, plein de possibilités existent pour faire connaître le livre auprès du public et créer une émulation, voire une communauté autour de mon travail.*

*Haha je déconne les éditeurs ont jamais le temps de faire ça. Ca fait chier, mais ils ont jamais le temps.

Il faut enfin que je gère les stocks et les ventes des précédents ouvrages que j’ai publiés. Ont-ils passé leur seuil de rentabilité ? Est-ce que ça ne me coûte pas plus d’argent de les stocker que de les mettre en vente ? Ne rigolez pas, ça arrive fréquemment. Les livres maximisent leurs ventes dans les semaines qui suivent leur parution. Mais ensuite, continuer à les commercialiser peut engager des frais qui excèdent le chiffre d’affaires qu’on peut en tirer. Typiquement, quelques années après parution, un ouvrage qui ne se vend plus qu’à quelques exemplaires dans l’année me coûte de l’argent. Je peux donc le placer en « arrêt de commercialisation » (les libraires ne peuvent plus le commander), voire même pilonner les stocks existants, c’est-à-dire les détruire*.

*à vous qui avez tressailli en lisant cela, vous qui pleurez déjà sur le caractère sacré des livres, rassurez-vous : il existe quelque chose qui se nomme le dépôt légal : tout éditeur doit envoyer des exemplaires de tout ce qu’il publie à la BNF. Rien n’est perdu, beaucoup de choses sont numérisées, l’auteur peut racheter le fonds d’exemplaires avec des facilités, bref pas d’inquiétude. Il existe beaucoup plus de trucs conservés qui ne servent à rien que de trésors perdus.


8/ Mais dis donc, ce serait pas un peu du capitalisme tout ça hein quand même ?

Eh bien oui, et c’est un vrai problème. Dans un système économique dont le principe matriciel est l’accroissement infini du profit et l’extension exponentielle des marchés, on assiste à des phénomènes de surproduction et de concentration qui sont bien connus de tous les acteurs de la Chaîne du livre et deviennent gravissimes. Pour en savoir davantage sur la logique très particulière d’un système capitaliste et sur pourquoi les acteurs plongés dans ce système n’ont pas d’autre choix que de s’y conformer, je vous renvoie à Pourquoi sommes-nous capitalistes (malgré nous) de Denis Colombi publié chez Payot (et qui participe donc au problème de surproduction, haha c’est trop marrant apportez-moi une corde que je me pende). J’espère qu’ainsi vous ne jugerez pas la situation en terme moral, mais l’étudierez plutôt en terme de fonctionnement et de structures à corriger (par exemple, pitié, cessons de confondre rentabilité et profits).

Je n’ai pas la prétention de pouvoir tout décrire et expliquer. Ce que je peux dire, c’est que le modèle économique est pernicieux. L’enjeu pour beaucoup d’éditeurs (surtout les plus gros) est littéralement « d’occuper du mètre linéaire de librairie » avec leurs produits, en profitant de la taille de leurs structures et des économies d’échelle qui vont avec pour écraser la concurrence et imposer leur présence dans les points de vente. Cette logique à l’œuvre est dramatique pour tout le monde : pour les auteurs innovants ou atypiques qui voudraient proposer quelque chose de nouveau et d’inattendu (sans parler de leur précarité généralisée) ; pour les libraires, saturés de nouveautés médiocres et soumis à des cadences infernales (j’y viendrai en partie III) ; pour les lecteurs, perdus dans une production massive aux arcanes incompréhensibles, dont ils se détournent s’ils n’y sont pas assez habitués ; pour les prescripteurs et médiateurs (journalistes, blogueurs, bibliothécaires…) qui ne parviennent pas à suivre le rythme et rament pour extirper de la matière intéressante ; pour les éditeurs indépendants, qui essaient tant bien que mal de sauvegarder leur exigence et leur ambition de proposer des livres qualitatifs ; pour les gros éditeurs eux-mêmes, qui sont loin de ne publier que des merdes mais doivent se plier au jeu pervers qu’impose le marché.

Pour approfondir cette question et si ça vous intéresse, lisez donc L’édition sans éditeurs d’André Schiffrin (La Fabrique, 1999).

Merci et bravo si vous avez suivi jusqu’ici, et rendez-vous aux parties suivantes : Partie III/ La Librairie, puis la Partie IV/ La bibliothèque.